2 ans auparavant, Texas

Un immense noir nommé Johnson attendait Morgan au bout du couloir de la sortie des passagers de l'aéroport international de Houston. Il tenait un panneau qui indiquait « MORGAN K. ». Il la mena en voiture à un autre aéroport où les attendait un bombardier stratégique reconverti au transport express. Les porte-charges sous les ailes avaient été enlevés et avec ses grandes jambes de train, sa peinture blanche à peine sortie de l'anonymat par un petit sigle « USAF » sur le côté, l'oiseau avait un air franchement décalé, comme un chat mouillé. Quand il le vit, Johnson lâcha avec une grimace :

— C'est quoi cette bécane ?

— C'est un SB56, première version, démilitarisé pour le transport, répondit Morgan, et il secoua la tête. Morgan sourit. Pour elle, un engin volant, quel qu'il soit, restait un sujet majeur d'intérêt. Elle avait cela dans le sang. Elle savait qu'elle emmènerait cette passion dans la tombe. L'intérieur du bombardier converti était très spartiate. Cependant, les sièges en kevlar étaient larges et chaque passager disposait d'un petit hublot ovale bizarrement bas. À peine installés par le copilote, la porte du poste refermée, et ils roulaient déjà. Afin d'économiser le carburant, le pilote mit un point d'honneur à faire décoller l'avion en accélérant au minimum afin d'utiliser toute la longueur de la piste, et la montée fut interminable. Par contre, l'altitude de croisière était très élevée et la vitesse juste subsonique. Morgan repensa à ce que son correspondant anonyme avait dit au sujet d'une destination inconnue, et elle sourit. Sans parler de l'implant, avec la météo exceptionnelle qu'ils eurent sur tout le trajet, il aurait fallu qu'ils bandent les yeux de Morgan pour qu'elle ne reconnaisse pas le paysage, la direction, la destination : les rocheuses, le nord. À l'atterrissage, un énorme tout-terrain les attendait. Johnson mit cinq bonnes minutes à rentrer d'un index spasmodique les coordonnés de la destination finale dans le système de navigation, en les lisant sur une fiche en papier qu'il avait sorti de sa poche. Pendant ce temps, Morgan avait lu la fiche par-dessus son épaule, et son implant s'était recalé de lui-même, lui avait calculé une route si précise qu'elle aurait presque pu conduire la voiture les yeux fermés, pour peu qu'elle ait eu la certitude de ne rien trouver en face. Ils roulèrent vingt minutes vers la montagne. Au détour d'un épaulement, ils rencontrèrent deux points de contrôle, l'un après l'autre. Ils subirent un prélèvement d'ADN. Il fallut attendre le résultat. Ensuite, on leur fit des badges. Ils pénétrèrent à l'intérieur de la montagne dans un petit train électrique. Ils y roulèrent un bon quart d'heure. Il ne fallait pas être professeur de mathématique pour calculer que leur destination se situait à des kilomètres au cœur du roc. Au fur et à mesure, Johnson se montra de plus en plus inquiet, et Morgan lui sourit pour le rassurer, car elle savait où ils étaient. À cet endroit, il était de notoriété publique que le granit avait été transformé en gruyère un siècle auparavant, pendant la guerre froide. Morgan fut reçue comme une personnalité. On lui attribua un ange gardien supplémentaire. On lui fit rencontrer un amiral de la Navy qui la reçut dans un bureau dont il remarqua que le sien à Washington n'était pas aussi spacieux. Il agissait avec lenteur et cérémonie. Il fit un long discours que Morgan écouta avec attention, mais dont le contenu lui sembla inepte, à une exception près. En fait, tout cela avait le goût d'une vieille cuisine qu'on lui avait servi tant de fois qu'elle la connaissait par cœur. Elle savait identifier point par point les éléments émotionnels qui étaient utilisés pour manipuler ses sentiments patriotiques, et avec une logique qui aurait dû la faire sourire, son intellect n'étant pas la cible, elle resta en quelque sorte déconnectée. Elle enregistra avec intérêt cependant le seul point sémantiquement saillant de cette cérémonie étrange : on lui promettait une promotion, deux promotions même, la première dans les quelques semaines à venir, et une seconde, plus importante encore, quand la mission serait accomplie. Ces promotions dans l'US Navy et dans l'ASI étaient synchronisées par l'entremise d'un jeu de règles complexe qu'il s'attacha à lui décrire in extenso, alors qu'elle s'en fichait en réalité presque du tout au tout. Ensuite, on lui fit visiter un labo souterrain immense où des dizaines de personnes l'attendaient comme si elle était une officielle haut placée. On lui présenta une grande caverne très sombre, taillée dans le roc, où régnait un désordre indescriptible de cailloux de toutes dimensions et de pièces d'acier tordues. Il y régnait une odeur de métal et les couleurs y étaient étranges, irisées, comme si un géant était venu jouer avec une torche à plasma sur toute la scène. On lui montra un tube en inox qui sortait d'une paroi en béton et qui portait à son extrémité un énorme renflement, un bloc de métal massif, gros comme une berline. Et on lui dit que c'était la cible. Puis on lui fit faire des kilomètres dans un petit train électrique et on l'installa derrière une vitre blindée dont on lui révéla qu'elle faisait un mètre d'épaisseur, devant un autre tube, beaucoup plus gros, dans lequel on introduisit un chariot grand comme un brancard, et qui portait un appareillage très complexe, une masse de tubes et de câbles. Deux techniciens fermèrent la porte du tube, on lui expliqua qu'il fallait dix minutes pour faire le vide dans la culasse avant le tir. On lui montra les moniteurs qui rapportaient des images de la cible dans la caverne chaotique. Un compte à rebours commença. On pointa du doigt d'autres afficheurs qui montraient un nombre à sept chiffres, bientôt huit, et quand Morgan comprit que c'était des volts, elle fronça les sourcils. Tout à coup, elle sut ce qu'on allait lui montrer, et elle se demanda pourquoi on ne le lui avait pas dit d'emblée. Elle comprit que tout le monde devait penser qu'elle le savait déjà, car à coup sûr, d'habitude, quand une personnalité visitait le labo, cette personne savait ce qu'elle visitait. Ou alors, on lui faisait un petit cours sur le principe des canons électromagnétiques. Mais de cela, Morgan n'avait pas besoin. À la fin du compte à rebours, il y eut un bruit phénoménal, comme si un jet supersonique venait de passer dans le tunnel, et les moniteurs montrèrent que la cible dans la caverne à l'autre bout s'était volatilisée. La salle se mit à applaudir et Morgan se joignit poliment à eux avant de suivre leurs regards qui convergeaient vers un écran où elle lut un chiffre qui lui fit à nouveau froncer les sourcils, car l'unité indiquée pour ce nombre ne collait pas. Elle secoua la tête, il ne pouvait pas s'agir de kilomètres par seconde. Il devait y avoir une erreur. Ou alors, ils ne mesuraient pas la vitesse du projectile. Ou alors... Morgan fit le calcul dans sa tête. L'énergie cinétique étant proportionnelle au carré de la vitesse, même pour réduire en miettes les dizaines de tonnes de métal qui avaient servi de cible, le projectile avait dû être ridiculement petit... Du coup, elle réalisa ce qu'on venait de lui montrer, et elle se mit à applaudir avec sincérité, comme un môme devant son premier feu d'artifice. Bon sang, pensa-t-elle, c'est phénoménal ! Schwartz ! Avec une arme comme ça ... Et puis elle regarda autour d'elle et elle redescendit de son nuage. On la remit dans le petit train, puis dans un autre, et on l'amena devant une autre manip apocalyptique, et cette fois-ci, elle ne fit pas semblant de comprendre, elle posa toutes les questions qui lui vinrent à l'esprit et, à mesure qu'on lui donnait des réponses, sa stupéfaction enfla. Elle ressortit étourdie, abasourdie. Johnson lui demanda même si elle allait bien. Elle rejeta sa sollicitude d'un revers de la main en fronçant les sourcils, contrariée d'avoir été tirée des pensées que ce qu'elle avait vu lui avait donné. Enfin, on lui annonça le dernier entretien de la journée. L'homme avait une soixantaine bien conservée, il avait l'œil vif et le ton des gens qui dirigent. Il ne donna pas son nom. Dans la durée de l'entretien, il apparut de plus en plus probable à Morgan qu'il était le donneur d'ordre de ses correspondants anonymes, mais il était bien entendu impossible d'en acquérir la certitude. Il fit une synthèse de ce que Morgan avait vu et conclut en disant :

— Nous sommes à la pointe extrême de ce qui se fait en armement spatial, mais pour progresser, nous devons continuer nos expérimentations dans l'espace, et en particulier, sur la Lune. La raison en est très prosaïque : nous avons besoin de vide sur des distances énormes. Les projectiles à ces vitesses sont détruits par la plus petite trace d'atmosphère, et avec les vitesses que nous atteignons maintenant, il faut des longueurs de plus en plus prohibitives pour monter un tube et y faire le vide. Pouvez-vous me confirmer que vous comprenez cette logique ?

— Oui, je comprends très bien.

— Alors, cet entretien est terminé, car c'est la raison pour laquelle nous avons besoin de vous.

— J'ai de nombreuses questions supplémentaires.

— Allez-y.

— Pourquoi ne pas faire voyager ces technologies par la filière légale ?

— Nous le faisons déjà pour le tout-venant. Mais il est hors de question que notre avance soit compromise. Le plus haut degré de confidentialité entoure ces projets. J'ose espérer que vous avez compris que nous ne vous laisserons pas rompre ce secret. Il est opportun, à ce sujet, que nous parlions des forces de sécurité de l'ASI.

Morgan haussa les sourcils. Le cœur battant, elle prit conscience de la nécessité impérative de garder son calme, car un tel homme devait savoir décoder la moindre émotion. Il poursuivit :

« Nous savons que vous avez été interceptée.

Il soupira avec une expression faussement détachée.

« Ils ont voulu faire de vous un agent double. Votre agent traitant est Claire Gustafson.

À cet instant, le mur tout entier à la gauche de Morgan s'illumina d'une photographie. On y voyait Claire, de face, qui marchait dans une rue avec ses grandes lunettes de soleil sur le nez, les cheveux au vent. La vidéo mettait en valeur l'arrondi sensuel de son petit ventre dévoilé entre chemise et pantalon et ses seins qui tressautaient tandis qu'elle marchait à grands pas en chaloupant des hanches. Le silence s'installa. Le cœur de Morgan s'était mis à battre très fort. Elle pensa : quelle poisse ! Puis sa propension à la logique la rattrapa : comment avait-elle pu espérer que des gens assez machiavéliques pour la faire prendre en photo en train de faire l'amour pussent être passés à côté de l'irruption de Claire dans sa vie ? L'homme attendait une réaction de Morgan. Elle dit avec prudence :

— Ils m'ont convaincue avec d'autant plus de facilité que vous aviez monté votre manipulation de façon immonde.

Sa voix tremblait avec la colère et elle sentit que l'autre enregistrait l'émotion, avec la sensibilité d'un bon chasseur qui cherche à comprendre sa proie. Il répondit calmement :

— C'était une erreur. Nous avions sous-traité votre cas à un service qui a outrepassé le mandat qui lui avait été donné. Nous nous en sommes rendu compte trop tard. Je vous prie d'accepter mes excuses.

Il garda le silence en soutenant le regard de Morgan. Il ajouta :

« J'admire la façon dont vous avez réagi face à cette épreuve difficile et j'ai personnellement engagé ma responsabilité pour couvrir les actes répréhensibles que vous avez vous-même commis. Il soupira. Disons que nous sommes quittes. Est-ce que nous sommes quittes ?

Morgan le considéra. La conversation était à coup sûr enregistrée. Elle se dit que c'était pour eux une façon somme toute subtile d'obtenir des aveux qu'ils pourraient utiliser contre elle. Elle décida de changer de sujet :

— Qu'est-ce qui vous a convaincu que j'allais travailler pour vous ?

Il secoua la tête.

— Pas pour moi, pour votre pays. Nous savons que vous êtes loyale envers votre pays natal, et que vous croyez sincèrement en la cause de l'espace. C'est pour cette raison que nous avons décidé de prendre le risque de vous confier ce que vous avez vu aujourd'hui. Depuis le début de cette affaire, vous devez avoir fini par comprendre qu'au niveau où nous jouons, la vérité se dévoile timidement, qu'elle diffuse à plusieurs vitesses. C'est ce que nous faisons maintenant : je vous dis ce que vous avez besoin de savoir pour faire ce que nous avons besoin que vous fassiez pour nous.

Morgan le regardait avec attention, comme si cela avait pu lui donner le pouvoir de deviner ce dont il ne lui parlerait pas. Il soupira.

« Nous savons qu'à votre retour vous devrez révéler certaines informations à Claire Gustafson, et donc à l'ASI, et donc, de façon indirecte et involontaire, à certaines puissances étrangères dont nous nous méfions au plus haut point, pour des raisons que vous connaissez très bien, et dont vous comprenez aussi le bien fondé. Alors, écoutez-moi bien : je vous autorise à révéler l'existence de la première expérience à laquelle vous avez assisté, mais en minimisant la tension et la vitesse d'un facteur dix. Est-ce clair ?

Morgan hocha la tête.

« En revanche, et je vais vous demander de me confirmer sur-le-champ que vous avez compris ce deuxième ordre : je vous interdis formellement de parler de la seconde expérience.

— J'ai compris et enregistré cet ordre, articula Morgan avec circonspection.

Il hocha la tête et dit en plissant les yeux :

— Je l'espère, sinon nous serions dans l'obligation de veiller à ce que vous soyez réduite au silence.

Il l'avait regardée dans les yeux pendant qu'il avait proféré cette menace de mort. Et elle vit que, au plus profond, il aimait cela. À coup sûr, de toutes les sensations que le pouvoir lui donnait, celle-ci était celle dont il se délectait le plus. À coup sûr, il ne devait pas avoir tant d'occasions que cela de pratiquer des intimidations aussi extrêmes et il sembla évident à Morgan qu'il avait orchestré avec soin la conversation pour en arriver là. Elle eut un frisson de dégoût dont elle espéra qu'il ne le vit pas. Il demanda :

« Est-ce que vous êtes fidèle à votre pays, les États-Unis d'Amérique ?

Elle lui sourit aussitôt, mais c'était parce qu'elle savait que si elle répondait non, ni Esmeralda, ni Lise ne la reverraient jamais. Elle répondit fermement en faisant disparaître son sourire, les sourcils sévèrement froncés :

— N'en doutez pas.

Il hocha la tête.

— Nous allons avoir besoin de vous pour faire monter vers Tycho les pièces que nous ne pouvons pas banaliser. Il y en a deux types. Le premier type, ce sont des pièces très fragiles, en particulier des pièces qui ne supportent ni les rayons X, ni les neutrons, ni vos tests en vibration, ni les tests d'accélération. Sur ce dernier point, soyez certaine que les pièces en question ont été conçues pour résister à l'accélération maximale que vous leur ferez subir pendant le vol. Cependant, il aurait été d'un coût prohibitif de les rendre capables de résister aux tests qualificatifs préalables à l'embarquement, au cours desquels des accélérations bien supérieures sont pratiquées, au nom du principe de précaution. En particulier, on me dit que vos tests de résistance aux vibrations sont exagérés au plus haut degré.

Morgan le coupa :

— Ces tests sont conçus pour protéger le vaisseau d'une détérioration catastrophique de sa cargaison en cas de turbulence.

— Je sais, soupira-t-il, mais nos pièces seraient détruites dans leur emballage par vos tests. Le second type d'équipement que nous avons à vous faire transporter ne passe pas les tests de détection de la radioactivité. Vous savez très bien qu'il est courant que des colis soient un peu radioactifs. Ceux-là seront plus faiblement radioactifs que beaucoup d'autres colis qui ont déjà été mis en orbite par l'ASI. Cependant, de par leur nature, ces colis ne respectent pas les chartes de l'ASI à moins d'être démontés pour analyse complète, et il est hors de question que quiconque joue à cela en dehors de nos labos. Est-ce que cela répond à votre question ?

— Pourquoi ces colis sont-ils radioactifs ?

— Maintenant que vous connaissez la nature de la deuxième expérience, vous pouvez en déduire la raison.

Morgan resta silencieuse un long moment. Elle dit posément :

— C'est très dangereux. S'il arrive quoi que ce soit, l'explosion pulvérisera la navette. Et si celle-ci se trouve à proximité d'une station orbitale, cette dernière sera elle aussi anéantie.

— Exact. Cependant, il n'arrivera rien, vous pouvez en être certaine. Nous travaillons sur ce sujet depuis de nombreuses années, les gens qui ont mis au point cette arme ont une grande expérience et une très grande compétence, elle-même bâtie sur un siècle de savoir-faire en manipulation d'armes nucléaires.

— J'ai très bien compris la nature de ce que vous m'avez montré, et vous ne pouvez nier qu'il y ait un risque inhérent à la fiabilité du confinement.

Il hocha la tête.

— C'est exact. C'est un point sur lequel nous avons beaucoup travaillé. Ce risque est maintenant très bien connu, nous avons fait des milliers d'expériences pour le mesurer, et nos confinements sont conçus en conséquence, avec trois systèmes redondants. La fiabilité résultante est phénoménale. En fait, elle est meilleure de plusieurs ordres de grandeur qu'aucun composant de vos navettes, et pourtant, vous volez avec tous les jours.

Il cligna des yeux.

— Et si c'est une manipulation, si votre objectif est de faire sauter une installation spatiale de premier plan ?

Il secoua la tête.

— La raison pour laquelle j'ai tenu à vous faire venir ici découle de cette question. Que vous puissiez penser que serions capables — comment dirais-je ? — moralement capables, de faire une chose pareille, ne me pose aucun problème, même si c'est faux et irréaliste, politiquement. Je comprends que vous puissiez néanmoins vous dire que la seule possibilité de l'existence d'un doute à ce sujet est une bonne raison de refuser de le faire. Mais je sais aussi que votre logique est implacable et, franchement, franchement, cette hypothèse est irréaliste et vous le savez. Il sourit. Pourquoi diable irions-nous monter une opération aussi coûteuse, aussi fichtrement compliquée et longue pour un résultat... un résultat, vous en conviendrez, qu'avec les moyens que nous avons, nous pourrions obtenir cent fois plus facilement ? Vous savez très bien ce que quelques kilogrammes d'explosif classique peuvent faire à une station orbitale ? Pourquoi irions-nous chercher une arme exotique ultra sophistiquée et extrêmement coûteuse pour le boulot de quelques dollars de TriAminoTrinitroBenzene ?

— Mais avec une arme exotique, vous pourriez faire beaucoup plus, vous pourriez annihiler une grosse structure.

Il soupira.

— Évidemment ! Cependant, nous pourrions obtenir le même résultat avec une ogive thermonucléaire de la guerre froide. Il nous en reste des piles, et croyez-moi, ajouta-t-il avec un petit rire, moyennant un peu d'entretien, elles sont encore tout à fait opérationnelles ! D'ailleurs, vous savez très bien que l'ASI gère de telles ogives sur la lune, un stock qui est arrivé là par des moyens tout à fait légaux.

— Parlons-en ! Et si tout ceci n'était qu'une mascarade destinée à me faire transporter une arme classique, justement ? De sorte qu'elle échappe au contrôle de l'ASI et de l'ONU en violation des traités de non-prolifération ?

Il sourit, il était heureux, elle venait de tomber dans un piège qu'il avait préparé avec soin. Il secoua la tête.

— C'est impossible. Vous le verriez au premier coup d'œil. Votre dossier indique que vous avez suivi la formation sur les armes nucléaires donnée par l'US Navy à ses officiers qui sont amenés à en approcher, ce qui était votre cas en tant que commandant de bord d'un hélicoptère de secours en vertu du fait que vous pouviez être dépêchée sur le crash d'un bombardier stratégique. En fait, vous venez de mettre le doigt sur l'un des éléments qui nous a conduits à vous choisir : imaginez-vous que nous nous sommes posé la même question. Nous nous sommes demandé quels étaient les risques encourus du fait que nous ouvrions une voie pour faire monter en orbite du matériel hors du contrôle de la filière classique de l'ASI.

— Et ?

— Nous avons conclu qu'il fallait que cette voie dépende dans son intégralité de personnes dont nous avons dressé le portrait : il fallait qu'elles soient américaines, qu'elles soient réputées pour leur sens de l'honneur et leur loyauté. Il fallait aussi qu'elles connaissent les armes et en particulier les armes nucléaires, assez bien pour savoir en reconnaître une. Enfin, il fallait qu'elles croient dans notre idéal pour la présence humaine dans l'espace.

— Justement, pourquoi votre idéal pour la présence humaine dans l'espace requiert-il d'aller jusqu'à de telles extrémités pour développer des armes ?

— Voyons, voyons, Capitaine Morgan Kerr, oublieriez-vous le principe fondateur de l'ASI et la raison fondamentale pour laquelle ce pays a dépensé chacune de ces années des centaines de milliard de dollars ? Le théorème de Schwartz, cela vous dit quelque chose ?

Il souriait largement, et, à cet instant précis, Morgan eut une impression très particulière, une intuition très intense : il mentait. Elle ne pensait pas que tout était faux, mais elle ne pouvait s'empêcher de soupçonner qu'il avait glissé un mensonge dans la trame logique de son explication. Et pourtant, elle oublia ce doute fulgurant, sans doute parce que cette émotion fugace se dressait seule face à la masse des informations tangibles.

Le voyage de retour fut identique à l'aller, sauf qu'il se déroula la nuit, et fut plus long, car il n'y avait aucune urgence à rejoindre l'aéroport de Houston en pleine nuit. Morgan tenta de dormir, sans grand succès. Elle était agitée par le doute et, en même temps, elle savait que sa décision était prise : elle allait le faire, même si c'était en quelque sorte du même niveau qu'un joueur de poker qui paye pour voir.